samedi 23 mars 2013

Quae sint, quae fuerint, quae MOX ventura trahantur

« Ce qui est, ce qui fut,

et ce que traîne avec lui l'avenir » (Virgile, Géorg., IV).

 

Avec un fin lettré comme Nicolas Sarkozy, on ne risque pas d'être déçu. Il suffit de rentrer son nom, et le mot « Moyen Age » sur un moteur de recherche pour retrouver des déclarations aussi péremptoires que "moyenâgeuses".
Le président Sarkozy à Gravelines.
Le 3 mai 2011 : sortir du nucléaire, c'est le Moyen Age. 
En déplacement à la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), la plus grosse d’Europe, dont cinq réacteurs sur six fonctionnent au MOX, le président Nicolas Sarkozy déclarait : « Je tiens à manifester la confiance de la France et des Français dans la filière nucléaire […] A cause d’un tsunami au Japon, il faudrait remettre en cause ce qui fait la force de la France ? [...] C'est la dévalorisation du passé, le choix du Moyen Age.»

Le 26 novembre 2011: le nucléaire, face au  « retour du Moyen Age ».
En visite à la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme), le président Nicolas Sarkozy récidivait en dénonçant « ceux qui tournent le dos au progrès » [...] « Il n'est pas le temps de revenir au Moyen Age, ni de « retourner à la bougie. »

Martin Guerre brule la chandelle par les deux bouts.

 

Et dire que, selon la presse, des écologistes illuminés (ou allumés)  se seraient alors considérés comme « insultés » par de tels propos qui les auraient fait passer pour les défenseurs de la « chandelle » !


Tous auraient sans doute gagné à (re)lire le livre de Catherine Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du XIIIe au XVe siècle, Paris, Cerf, 2004. Mais j'y aurais perdu une opportunité de mettre en lumière ce bel ouvrage sur ce "Blog"...
Saints bretons venus d’ailleurs (2).
Vincente Ferrer, un « étranger naturalisé ».
En Bretagne, les nombreux saints émigrés d’outre Manche aux Ve-VIIe siècles et que l’on qualifie parfois pour cette raison de «saints panceltiques» éclipsent les rares saints venus d’ailleurs adoptés par les fidèles au point de bénéficier de pratiques de dévotions qui ne sont pas aussi originales qu’on l’a souvent écrit. A Vannes, Vincent Ferrier fait figure d’exception qui confirme la règle. Son culte s’est largement surimposé à celui de saint Paterne, considéré comme le premier évêque de cette cité. A la différence de la plupart des saints du calendrier breton, saint Vincent  a été canonisé dans les règles, dès 1458, moins de quarante ans après son décès.
La cathédrale où est enterré le saint a été en grande partie reconstruite à partir de la fin du XVe siècle alors se développaient les pèlerinages auprès de son tombeau. La chapelle en rotonde (1537) qui abrite celui-ci est décorée d’une tapisserie commandée en 1615 par l’évêque Jacques Martin où sont représentés la canonisation et les miracles du saint. Le retable de saint Vincent, dans la chapelle Notre-Dame, et de nombreux tableaux du XIXe siècle illustrent la carrière de l’« Ange de l’apocalypse ». Les liens du prédicateur catalan avec la Bretagne ne sont pourtant dus qu’aux aléas d’une biographie qui s’inscrit dans le contexte politique du Moyen Age tardif et le conduit à finir ses jours à Vannes en 1419.

Vannes: tapisserie des miracles de saint Vincent.
Est-il besoin de replacer à grand traits celle-ci dans le cadre du Grand schisme qui oppose Rome à Avignon durant un demi-siècle? En 1378, des cardinaux français qui contestent l’élection d’Urbain VI, portent Clément VII à la papauté, mais celui-ci ne peut s’imposer à Rome et doit se replier en Avignon. Dans le contexte de la guerre de Cent ans, l’Angleterre et ses alliés soutiennent la cause « urbaniste », tandis que la France et les siens constituent l’obédience « clémentine ». Le légat de la cour avignonnaise Pedro de Luna qui s’efforce de rallier le roi Pierre IV d’Aragon à sa cause s’attache un jeune dominicain Vincente Ferrer (né v. 1350) à la carrière universitaire prometteuse. Ce dernier devient dès lors un des champions les plus ardents des papes d’Avignon. Lorsque son protecteur devient pape à son tour sous le nom de Benoît XIII (1394-1423), il appelle Vincent à ses côtés comme confesseur et pénitencier apostolique. Le pape finit toutefois par céder aux instances de son protégé et par le charger d’une mission de prédication en tant que légat a latere. Durant vingt ans, véritable « nomade de la parole » (Hervé Martin), Vincent arpente l'Espagne, la France, l'Angleterre, l'Irlande et l'Allemagne, dénonçant avec véhémence prophétique les vices du siècle et menaçant théâtralement ses auditoires des foudres célestes. Fondatrice de la prédication de masse, la mission de Vincent Ferrier se fixe pour objectif de rétablir l’ordre dans la société et dans l’Eglise en appelant chacun à rester à sa place et à se satisfaire  de son état. Alors que le concile de Constance (1414-1418) finit par rétablir douloureusement l’unité de l’Eglise, Vincent, à plus de soixante ans, répond à l’invitation du duc de Bretagne Jean V. Dès lors durant deux années, il sillonne la région  en tous sens avant de décéder au couvent de Vannes où il résidait avec quelques religieux de son ordre.

Retable de saint Vincent Ferrier: cathédrale de Vannes.

Par quel miracle le prédicateur perçu de son vivant comme un prophète est-il rentré dans le rang en retrouvant les fonctions traditionnelles des saints guérisseurs ? Certes, les dominicains de Bretagne ne se sont pas empressés de diffuser le culte d’un saint dont les reliques étaient accaparées par les chanoines vannetais. Pourtant, ceux-ci n’ont pas délibérément favorisé sa métamorphose à des fins intéressées. Le glissement de la cure des âmes à la médecine des corps révèle plutôt la force d’inertie des fidèles, spontanément rétifs à une sainteté désincarnée et édulcorée. Déjà du vivant de Vincent, à Dinan, l’estrade du prédicateur est vénérée par la foule aussitôt après son départ et une femme atteinte d’une inflammation au visage aurait été miraculeusement guérie à son contact.
En effet, pour des raisons pratiques, afin de canaliser les masses qu’attirent ses sermons, le saint a inauguré en Bretagne la « prédication spectacle », en plein air, qui se diffuse ensuite au cours du XVe siècle en dépit des réticences de l’épiscopat. Les témoins de ces mises en scène font spontanément la comparaison avec le théâtre. Sur la grand’ place de la ville, (le Bas des Lices à Vannes, la place du Champ à Dinan), les autorités font construire un autel surélevé où le prédicateur célèbre la messe et une chaire (« cathèdre » ou « chafaud ») d’où il s’adresse aux foules. Les sermons sur l’enfer et sur la fin du monde qui ont fait la réputation de Vincent Ferrier ont amené André Mussat à se demander si celui-ci n’était pas le commanditaire de la Danse macabre de Kernascleden, où se décèle la marque d’un dominicain. Mais Hervé Martin y verrait plutôt l’influence du confesseur jacobin des sires de Rohan qui patronnaient cette église de pèlerinage.
Kernascleden: danse macabre.
En Bretagne, Vincent Ferrier n’a sans doute pas renoncé à cette pastorale de la peur. Dans le Livre d’heures du duc Pierre II (comme dans celui d’Isabelle Stuart, épouse du duc François Ier), le saint est d’ailleurs figuré annonçant le retour du Christ à la fin des temps. Pourtant, selon les témoins de 1453-1454, ici apaisé par l’âge et par le retour à l’unité de l’Eglise, il insiste davantage sur la morale et la catéchèse en adaptant son message aux niveaux des destinataires. Un témoin vannetais rapporte que  « beaucoup apprirent de lui le signe de croix et à réciter le symbole des apôtres qu’ils ne savaient pas faire auparavant ». Une autre renchérit : « il instruisit les hommes de ce pays sur l’oraison dominicale, sur le symbole des Apôtres et il leur apprit à invoquer et à honorer le nom de Jésus ».

Livre d'heures du duc  Pierre II.
La mission en Bretagne de Vincent Ferrier qui prêchait en dialecte catalan (ou valencien) soulève d’autre part la question linguistique. En pays gallo, son auditoire ne paraît pas avoir eu de grande difficulté à comprendre le parler roman du prédicateur. Par contre, comment celui-ci pouvait-il s’exprimer durant des heures devant des bretonnants au point que certains auraient ensuite été à même de réciter des passages entiers de son discours ? Son contemporain, Nicolas de Clamanges, docteur de l’Université de Paris, prétend qu’il possédait le don des langues. Cette affirmation qui évoque implicitement la Pentecôte pour souligner le caractère apostolique de sa mission revient à effacer symboliquement le Schisme: une seule langue, une seule foi, un seul pape ! Toutefois, avant de crier au miracle,  il vaut mieux recouper divers témoignages, comme le fait Hervé Martin, et se rappeler que les marchands espagnols installés à Nantes étaient susceptibles de fournir des interprètes. L’énigme du don de glossolalie s’éclaircit. La constatation selon laquelle « ceux qui étaient loin de la chaire entendaient aussi parfaitement que ceux qui étaient proches » laisse entendre que des comparses postés dans l’assistance pouvaient "doubler" ("sous-titrer", en quelque sorte) son discours, comme le confirme la remarque selon laquelle « les bretonnants le comprenaient cependant dans la mesure où sa prédication était rapportée ». D’autre part, le discours du prédicateur était soutenu par une gestuelle théâtrale  propre à faciliter la compréhension du message. Comme le dit encore un témoin, les Bretons « le comprenaient bien, autant par la parole que par les gestes ». La pédagogie ne perd jamais ses droits. Le talent du prédicateur, son sens de la mise en scène, sa patience de pédagogue et le recours à une langue mêlée (avec traduction des moments clés) rendent compte de ses succès.
(extraits remaniés d'un chapitre commandé par un éditeur
à destination d'un "beau livre" collectif ...qui n'a jamais vu le jour).

vendredi 22 mars 2013

Trafic de reliques

ou goût morbide des ossements

A Morbid Taste for Bones (« Un goût morbide des ossements ») d’Ellis Peters inaugure en 1977 la série des enquêtes de frère Cadfael. Suivi d’une vingtaine de romans policiers médiévaux, cet ouvrage à succès a été traduit en français sous le titre Trafic de reliques. Le glissement de sens d’une langue à l’autre traduit l’incompréhension dont est aujourd’hui l’objet le culte des reliques. Ces pratiques paraissent pour le moins saugrenues à la plupart de nos contemporains et peut-être davantage encore au clergé. Celui-ci y soupçonnerait volontiers des relents de superstition susceptibles de mettre en cause la transcendance divine.
Certains visiteurs de Boquen (Plénée-Jugon, Côtes-d’Armor) s’étonnent (voire sont choqués, ou même offusqués) de voir trôner sur deux autels latéraux du transept de l’église abbatiale deux reliquaires du XIXe siècle en bois doré, presque incongrus dans l’austérité de ce décor. Informés de la date de fondation de cette « fille » de Notre-Dame de Bégard  ̶  première abbaye cistercienne de Bretagne  ̶  par Olivier de Dinan en 1137, quelques curieux s’interrogent sur la présence à Notre-Dame de Boquen de reliques de saints des origines bretonnes. En effet, deux cents ans plus tôt, lors des invasions normandes du Xe siècle, le clergé s’était rendu dans d’autres contrées réputées plus sûres, en emportant manuscrits précieux et châsses des saints protecteurs. Par la suite, après le retour de ces réfugiés en Bretagne, leurs lieux d’accueil ont rarement restitué ces trésors spirituels, sources de revenus importants.
Une inscription indique que les ossements exposés dans l’un des reliquaires sont ceux des « Saints Samson + Corentin + Brieuc + Malo + Lunaire +Méloir + Trémor », tandis que l’autre contient les restes de « Saint Magloire ». Un document composite, bien postérieur aux évènements, rapporte la Translation de saint Magloire de Lehon. Le récit est l’œuvre d’un interpolateur de Saint-Magloire de Paris (XIIe siècle). Hubert Guillotel qui a édité et critiqué ce texte [MSHAB, 1982] démontre qu’il contient des informations exactes. « Salvator, évêque d’Alet, aurait élevé les reliques de son prédécesseur saint Malo, puis gagné Lehon où l’attendaient celles de saint Magloire ainsi que beaucoup d’autres clercs avec leurs trésors. Tous ces réfugiés avec l’appui de leur homologues de Dol (avec saint Samson) et de Bayeux décident ensuite de gagner la Francie pour s’y placer sous la protection d’Hugues, duc des Francs († 956) ». Celui-ci agrandit l’église Saint-Barthélémy pour recevoir toutes ces reliques, la fit consacrer en l’honneur de saint Magloire et y installa des moines pour célébrer l’office. Une fois restauré, Saint-Magloire de Lehon demeura dès lors un simple prieuré de la puissante abbaye Saint-Magloire de Paris. Mon propos n’est pas de retracer ici l’histoire des relations entre ces deux établissements. Durant la Révolution, les reliques parisiennes furent enterrées pour les mettre à l’abri des profanations. Sous la Restauration, elles furent exhumées dans l'église Saint-Jacques du Haut-Pas où elles se trouvaient depuis le XVIe siècle.  .

Les tribulations des reliques des saints bretons au cours de la seconde moitié du XXe siècle depuis le quartier latin jusqu'à l'orée de la forêt de Plénée-Jugon constituent un témoignage de l’évolution de l’Eglise depuis le concile Vatican II. En 1936, dom Alexis Presse prend possession des ruines de Boquen. Avec quelques moines, il entreprend de restaurer l’ancienne abbaye pour y pratiquer la Règle bénédictine sous sa forme originelle. L’abbaye est classée « monument historique » en 1938. Après la seconde guerre mondiale, Boquen fait retour dans l’ordre cistercien. Alexis envisage d'en faire un foyer spirituel breton. Attaché à la dévotion envers les « saints patriotes » (comme les appelait Albert Le Grand au XVIIe siècle), il entreprend des démarches auprès de l’archevêché de Paris pour organiser le rapatriement des reliques qui dormaient, plus ou moins ignorées, dans la sacristie de Saint-Jacques du Haut-Pas. Voici de larges extraits des souvenirs inédits que le père François Lancelot, ancien moine de Boquen, a eu l'obligeance de m'adresser depuis le Mont Saint-Michel, par courrier du 2 mai 1984 :
Dom Alexis Presse.
« Leur retour fut fêté solennellement le 27 août 1953 sous la présidence du Cardinal Roques, archevêque de  Rennes, en présence de Mgr Coupel, évêque de Saint-Brieuc et Tréguier, de Mgr Le Bellec, évêque de Vannes, de Mgr Rousseau, évêque de Laval et peut-être d’un ou deux autres évêques, ainsi que de dom Félix Colliot, abbé de Landévennec, de dom Demazure, abbé de Kergonan, je crois, d’un très nombreux clergé et d’une grande foule de fidèles.
Le matin, procession des reliques aux abords de l’abbaye, par des chemins herbeux. Grand messe abbatiale selon le rit cistercien célébrée par dom Alexis assisté de deux de ses moines ; le père Guirec Fégard comme diacre, le père Gérard Turcotte comme sous-diacre. Le père Benoît Niogret, prieur, dirigeait les chants exécutés par les quelques autres moines de la communauté. La cérémonie s’est déroulée dans l’église abbatiale à ciel ouvert, les premières assises de la grande fenêtre du chevet venant tout juste d’être posées : début de la restauration de l’église qui sera terminée et consacrée le 22 août 1965, douze ans après. L’après-midi, vêpres solennelles et salut du saint sacrement, toujours dans l’église abbatiale. Cérémonie présidée par dom Félix Colliot. Panégyrique donné par dom Alexis Presse. Les deux reliquaires furent ensuite installés sur un des autels de la chapelle provisoire des moines de Boquen. » Moins de dix ans avant l’ouverture du concile de Vatican II (1962), cette célébration à la gloire des saints bretons rentrés au pays, donne à voir l’Eglise post-tridentine dans sa rigidité fervente et hiérachisée. Par la suite, toujours au témoignage du père François Lancelot, « ces reliques n’ont pas reçu de culte particulier. Quelques personnes à l’occasion les vénéraient en passant à Boquen, ou s’enquerraient de leur présence ».
Alexis Presse décède en 1965 quelques mois après la consécration de l’abbatiale qui couronne l’œuvre de toute sa vie. Nommé prieur de Boquen l’année précédente à son instigation, Bernard Besret ambitionne de transformer cette abbaye, située au cœur d’un pays du Mené alors en pleine « rénovation rurale », en un lieu de réflexion et de dialogue ouvert à tous, croyants ou non. L’esprit de l’Eglise post-conciliaire et l’enthousiasme de la jeunesse post soixante-huitarde inspirent l’expérience de la « Communion de Boquen » rassemblant des centaines de laïques en quête de nouvelles formes de spiritualité.  Ce mouvement suscite de vives tensions internes parmi les moines et la méfiance attentive des autorités ecclésiastiques. Dans cette ambiance survoltée, le culte des reliques ferait évidemment l’effet d’un anachronisme antédiluvien. Bernard Besret fait donc placer celles-ci dans une boite qui est enterrée dans la chapelle latérale où se trouve la tombe de dom Alexis. A l’occasion d’un passage à Boquen au début des années soixante-dix, je me souviens avoir moi-même remarqué un écriteau irrévérencieux portant l’appellation non-contrôlée : « Restes de vieux saints bretons » !
Ce n'est évidemment pas à cause de cette désinvolture que la situation s'envenime. Mais les conceptions iconoclastes de Bernard Besret sur l'avenir de l'Eglise provoquent sa destitution en 1969 par décision de l'abbé général de l'ordre cistercien. Au bout de quelques années de flottement, les derniers moines se dispersent et la « Communion » constituée entretemps en « Association Culturelle de Boquen » doit s'implanter ailleurs. A dater de 1976, afin d'y rétablir la sérénité, l'abbaye de « Notre Dame de la Croix Vivifiante de Boquen » est occupée par une communauté contemplative de moniales de Bethléem et de l'Assomption. Celles-ci exhument à nouveau les reliques bretonnes dans l'intention de les rendre au culte. Depuis 2011, la congrégation des soeurs de Bethléem a laissé la place à la communauté oecuménique et charismatique du « Chemin Neuf », associant familles engagées, religieux et religieuses, prêtres et diacres sur ce lieu de prière et de retraite spirituelle. L'exposition de ces deux reliquaires perd ainsi, à mon sens, de son caractère anecdotique et peut être replacée dans la perspective des mouvements de balancier affectant l'Eglise catholique au cours de la première décennie du XXIe siècle.

Dans le champ de l’histoire religieuse, je m’en tiens à une démarche résolument laïque. Je n’ai pas à faire état d’éventuelles convictions personnelles qui ne concernent que moi (et le bon Dieu, au cas où ?). Par contre, je considère qu’un effort de sympathie (dans la mesure du possible) destiné à rendre intelligibles les modes de pensée du passé qui nous échappent est le fondement du métier d’historien. Dom Alexis Presse n’ignorait pas qu’en matière de reliques médiévales  ̶ surtout après les avatars que celles-ci, en particulier, ont connus  ̶  l’authenticité est ce qu’il y a de moins assuré. « Du moins, confiait-il à un jeune prêtre, qui m’a fait part de sa surprise sur le moment, sommes nous assurés que ce sont des hommes ! ».
Le propos n’est pas aussi primesautier qu’il y paraît de prime abord. Il permet de comprendre la portée du culte médiéval des reliques et de battre en brèche l’idée reçue qui fait des saints les « successeurs des dieux » du paganisme sous un vernis de christianisme. Au contraire, irréductible à la vénération des héros et des demi-dieux du polythéisme, le pouvoir attribué aux «corps-saints» se fonde sur la foi chrétienne en la résurrection. Leur vertu thaumaturgique constitue à la fois le gage de la présence physique des saints ici-bas et l’assurance de leur intercession dans l’Au-delà, auprès de Dieu. Mais, bien évidemment, l’essor du culte des reliques a répondu, pratiquement, au Moyen Âge à la nécessité de faire face à des besoins terre à terre. Au fond, n’est-ce pas surtout parce qu’ils ont à disposition aujourd’hui d’autres techniques aussi efficaces pour combler ces demandes (médecines parallèles, pour la santé ; loteries et jeux à gratter, pour la chance ; sites de rencontre, pour l’affection, etc.) que les fidèles actuels (et leur clergé) tendent à se détacher de ces pratiques, voire à les dénoncer ?

mercredi 20 mars 2013

Un Dictionnaire des saints irlandais

par Pádraig Ó Riain.


Voici une version allégée (et dépourvue de son apparat critique) d’un article paru dans le numéro 119/2 (2012) des Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest.

Le monumental Dictionary of Irish Saints, Dublin, Four Courts Press, 2011 de Pádraig Ó Riain, aujourd’hui professeur émérite d’« Early & Medieval Irish » à l’University College de Cork (Irlande), fera date. Cet ouvrage couronne magistralement plusieurs décennies de recherches minutieuses et fécondes dans le champ de l’hagiographie celtique.

Les « coordonnées hagiographiques » : le rayonnement des saints irlandais

L’auteur a pris délibérément le parti d’exclure de son dictionnaire les saints irlandais émigrés sur le continent, mais dont le culte ne s’est pas développé dans leur île natale (comme Colomban de Luxeuil, alias de Bobbio). De ce fait, certains saints bretons donnés, à tort ou à raison, comme d’origine irlandaise n’apparaissent pas ici : le saint éponyme de Locronan, par exemple, à qui l’A. a consacré naguère une étude remarquable ne trouve pas place, parmi les neuf saints Ronan (dont le nom dérive de rón : « phoque ») vénérés en Irlande. Par contre, le culte de saint Sané, patron de Plousané [29], est évoqué ici dans la notice consacrée à saint Seanán de Scattery Island (C° de Clare) et d’Inishcarra (C° de Cork), dans la mesure où les leçons de bréviaire breton du XIVe-XVe siècle (et la Vie de saint Sané par Albert Le Grand) s’inspirent directement des sources irlandaises. Les entrées consacrées à saint Fursa (= Fursy) de Killursa (C° Galway), et à son frère Faolán (= Foilan) d’Aix-la-Chapelle (D) ne manquent pas, comme il se doit, de consacrer de précieux développements aux fondations irlandaises (VIIe siècle) de Lagny [77], de Péronne (Perona Scottorum) [80] ou de Fosses (B).
Dès 1951, Paul Grosjean soulignait les services que serait susceptible de rendre aux chercheurs un dictionnaire qui présenterait les « coordonnées hagiographiques » (dates de fête, lieux de culte, chronologie, généalogies, etc.) des saints irlandais. Ses propres travaux sur l’hagiographie celtique qui font toujours autorité désignaient cet éminent bollandiste pour une telle entreprise ; mais jusqu’à présent, ce vœu pieux était resté lettre morte. Les seuls instruments de travail de cet ordre disponibles demeuraient d’une part, les Acta sanctorum Hiberniae et les Trias Thaumaturga publiés en 1645 et 1647 à Louvain par le franciscain irlandais John Colgan et, d’autre part, les Lives of the Irish Saints éditées à l’orée du XXe siècle par le chanoine John O’Hanlon. Dans sa préface, Pádraig Ó Riain rend à ces deux auteurs un hommage mérité tout en remarquant judicieusement que ni l’un ni l’autre n’ont pu mener à terme la tâche qu’ils s’étaient assignée : John Colgan ne couvre que les trois premiers mois de l’année tandis que John O’Hanlon ne dépasse pas le mois d’octobre.
Cette préface datée de Cork, le jour de la fête (25 juillet) des saints Fionnbharr et Neasán (Féil Bhaire agus Neasán) souligne discrètement l’implication personnelle de l’auteur dans ses recherches puisque certaines sources du haut Moyen Âge font de Neasán le disciple de saint Finbarr à l’école fondée par celui-ci dans son ermitage de Gougane Barra, aux sources de la Lee river, le fleuve à l’embouchure duquel se situe la ville de Cork. Les publications de Pádraig Ó Riain sur saint Finbarr, le patron de cette cité, ont connu un certain retentissement de ce côté-ci de la Manche, notamment à l’occasion de la controverse entre ce chercheur et le grand celtisant Léon Fleuriot à propos du saint breton Winniau ( saint Uniac ?) qui n’est sans doute qu’un des nombreux avatars de saint Finnian (= Finbarr, Barrfhind, Barra/Barry, mais aussi, en Bretagne, Berven / Brevin).

Questions d’onomastique

C’est pourquoi l’auteur retient la forme « Finnian » (au lieu de l’irlandais classique Finnia) dans les notices du dictionnaire consacrées aux saints patrons de Clonard et de Moville qui pourraient concerner un seul et même personnage historique originaire de Grande Bretagne, comme l’implique la dénomination Vennianus auctor usitée par Colomban de Luxeuil dans une de ses lettres au pape Grégoire le Grand. Pour la même raison, c’est la forme anglicisée « Patrick » qui est adoptée ici dans la mesure où elle évoque, davantage que l’irlandais Pádraig, le nom latin Patricius porté par le célèbre missionnaire venu de l’île voisine à l’« appel des Irlandais ». Par ailleurs, Pádraig Ó Riain a bien conscience que le recours généralisé aux formes anthroponymiques de l’irlandais classique à la place de formes plus familières au grand public (Bréanainn pour Brendan ; Caoimhghin pour Kevin) risque de perturber les utilisateurs du dictionnaire (et à plus forte raison les lecteurs francophones). Ce parti-pris se justifie néanmoins dans le but de faciliter les recoupements avec l’Historical dictionnary of Gaelic placenames, en cours de réalisation à l’UC Cork dans le cadre du projet Locus qui adopte aussi cette orthographe classique.
Cette préoccupation illustre l’importance accordée par l’A. aux apports de la toponymie dans la recherche hagiographique. Il est bon, semble-t-il, de le souligner ici alors qu’en France, du moins, l’intérêt historique de la toponymie est parfois relativisé. En tout état de cause, les formes courantes de ces hagionymes en orthographe standardisée figurent à leur place dans l’ordre alphabétique avec renvoi à la notice correspondante. En outre, pour un meilleur confort de lecture, un Index of Alternate (mainly anglicised) names permet de s’y retrouver aisément : il ne viendrait pas forcément à l’idée de tout un chacun de rechercher « David » (Dobhí, Mobíu) sous le nom de Bíthe of Inch ou « Quintin » (Cowey) sous celui de Cobhthach Caol ! S’y ajoutent un Index of parishes et un index of other places qui renvoient l’un et l’autre aux notices des saints concernés. Le premier de ces deux index ne retient en effet que les civil parishes. Précisons qu’en Irlande ces dernières qui ont toujours un rôle administratif important évoquent les « paroisses primitives » de la Bretagne du haut Moyen Âge. Elles sont donc généralement plus étendues que les « paroisses catholiques » actuelles qui résultent de leur démembrement. A l’inverse, les paroisses anglicanes correspondent à des regroupements de territoires paroissiaux antérieurs faute de fidèles et de desservants ; seule l’Irlande du Nord fait exception.

Vies de saints et textes liturgiques

Le dictionnaire rassemble les notices de plus d’un millier de saints personnages dont le décès est antérieur au XIIIe siècle. On y rencontre donc des saints contemporains de la normalisation de l’Eglise irlandaise sous l’influence de la réforme dite « grégorienne », tels que saint Malachie (Maol Maodhóg), archevêque d’Armagh décédé en 1148 à Clairvaux [10] ou comme Laurence Ó Toole (Lorcán Ua Tuathail), abbé de Glendalough puis archevêque de Dublin, mort en 1180 à Eu [76], en Normandie, et canonisé en 1225. Par contre, on chercherait en vain dans ce dictionnaire des notices relatives aux saints postérieurs à l’introduction de la Réforme protestante en Irlande durant les XVIe-XVIIe siècles. En effet, le martyre qui a valu à ceux-ci d’être élevés sur les autels marque une solution de continuité dans les conceptions de la sainteté qui prévalaient en Irlande jusqu’à l’époque moderne : l’archevêque catholique d’Armagh, Oliver Plunkett, premier saint irlandais à être canonisé depuis sept siècles en 1975, par exemple, pour avoir été pendu et écartelé à Londres en 1681, à l’issue d’un jugement télécommandé par avance.
C’est pourquoi, dans la mesure du possible, chaque notice se conforme aux « coordonnées hagiographiques » énoncées au début du XXe siècle par le bollandiste Hippolyte Delehaye : lieux de sépulture et / ou de culte ; dates de fête (récapitulées commodément dans l’Index of Feastdays). Le plus fréquemment, les informations disponibles se limitent à celles-ci auxquelles s’ajoutent à l’occasion des indications sur la parenté du saint. La longue fréquentation par Pádraig Ó Riain de ce type de sources (calendriers liturgiques, martyrologes, annales, listes généalogiques, etc.) est garante de l’acribie avec laquelle ces informations ont été collectées par ce chercheur. Dans les cas les plus favorables, l’auteur a été en mesure de consacrer de plus amples développements à la généalogie du saint, à son action de son vivant et à ses relations avec d’autres saints. Il lui est aussi parfois possible d’apporter des précisions chronologiques et de suivre la diffusion d’un culte, la répartition des reliques et les miracles post mortem attribués au saint. En général (et cela n’est pas spécifique à l’hagiographie irlandaise), ces traditions sont postérieures de plusieurs siècles à la période d’existence présumée du saint. Elles sont donc à placer « sous le signe du conditionnel et de l’hypothétique ». Il va sans dire que leur historicité est sujette à caution et qu’elles sont à prendre au second degré avec les précautions qui s’imposent (d’où la fréquence de qualificatifs comme « reputed », « alleged », « supposed »).

La production hagiographique : essai de périodisation

Pádraig Ó Riain rappelle à juste titre dans son introduction qu’à l’exception notable des Vies des saints Patrice, Brigide et Columba d’Iona (= Colum Cille), la plupart des manuscrits qui ont transmis les sources mises à contribution ne sont pas antérieurs aux XIVe-XVe siècles comme on le verra bientôt. C’est ainsi que le célèbre Martyrologe versifié composé à Tallaght par Oengus le Culdée vers 830 n’est accessible que par l’intermédiaire de copies interpolées et enjolivées à partir du XVe siècle qui s’appuyaient elles même sur une version largement glosée et assortie de commentaires en prose au milieu du XIIe siècle dans l’orbite d’Armagh. Cet exemple n’est pas isolé ; c’est aussi le cas de la majorité des Vies de saints. Paradoxalement, ces copies réalisées dans l’ambiance de la Renaissance n’avaient plus grand rapport avec la destination liturgique originelle de ces textes. Elles étaient commanditées par de riches collectionneurs laïques ou ecclésiastiques qui souhaitaient détenir dans leur bibliothèque des ouvrages réputés pour leur haute antiquité. Il est bien entendu indispensable de prendre cette donnée en compte dans l’analyse d’une telle documentation.
En Irlande comme en Bretagne, en Grande-Bretagne mais aussi ailleurs, les phases de production hagiographique correspondent à d’importantes mutations dans la vie religieuse médiévale. Certes, l’hypothèse de la déperdition de certains documents ne doit pas être systématiquement écartée ; mais, en tout état de cause, cette éventualité s’inscrirait dans un contexte historique qui vaudrait aussi d’être étudié (situation politico-militaire particulièrement troublée ? facteurs économiques rendant compte de négligences dans la conservation des manuscrits). Dans l’état où il nous est parvenu, ce corpus permet à l’auteur de proposer les grandes lignes d’une périodisation. Seuls les saints les plus importants ont bénéficié de la rédaction de Vitae latines, ou de Bethada irlandaises qui reflètent les intérêts spirituels et matériels des principaux établissements placés sous leur patronage.
Dès la seconde moitié du VIIe siècle sont composée deux Vies latines de saint Patrice (par Muirchú, puis par Tírechán), une Vita de sainte Brigitte de Kildare (par Cogitosus ; vers 675), et une Vita de saint Columba par Adomnán, son lointain successeur à la tête du monastère insulaire d’Iona, sur la côte occidentale de l’Ecosse. Comme Patrice était d’origine bretonne et que Brigitte est peut-être l’incarnation d’une divinité celtique, Columba, apparenté aux Cenél Conaill (Ceinéal Conaill) du Donegal, doit être considéré d’après Pádraig Ó Riain comme le premier saint irlandais de souche, ce qui explique, entre autres, la large diffusion de son culte dans les îles britanniques comme sur le continent.
Pádraig Ó Riain discute l’attribution à la période suivante d’une dizaine Vitae de saint locaux, principalement des Midlands (connues des spécialistes sous l’appellation de « groupe O’Donohue » ) qui lui semblent plus tardives. Il ne retient donc pour les VIIIe-IXe siècles que la composition de Bethada en irlandais ancien, peut-être en conséquence du rayonnement spirituel du mouvement culdée. Ce sont cependant des principales « fédérations monastiques » (parochiae) qu’émanent les Vies de Brigitte (à Kildare) d’Adomnán (à Kells qui a dès lors supplanté Iona à la tête de la parochia de saint Columba / Colum Cille) et de Patrice (à Armagh). Dans les premières années du IXe siècle, en effet, les Libri Patricii compilés à Armagh juxtaposent les propres écrits de Patrice (Confessio ; Epistula) et les anciennes Vitae de celui-ci. L’extension de l’influence des abbés d’Armagh (comarba, c'est-à-dire « héritiers » de saint Patrice, issus d’une même dynastie) aux dépens de leurs rivaux dans la partie méridionale de l’île entraine l’adjonction à ce recueil au milieu du IXe siècle des Additamenta et des Notulae qui font office de prototype de la « Vie Tripartite » du saint patron de ce siège. La prééminence revendiquée par Armagh sur tous les monastères et toutes « les églises libres des provinces de l’île » se répercute dans des récits qui exportent dorénavant jusqu’en Leinster et en Munster l’action missionnaire de saint Patrice aux dépens de saints locaux, qualifiés de « pré-patriciens » par certains historiens.
Une nouvelle phase de production hagiographique intervient pendant le demi-siècle qui suit la colonisation anglo-normande (1169). Comme quelques décennies auparavant au Pays de Galles  ̶ et, à un moindre degré, en Bretagne  ̶ le contexte politico-religieux donne lieu à une intense activité de réécriture afin de recycler les traditions relatives aux saints locaux en les adaptant aux nouvelles normes liturgiques et littéraires et aux bouleversements institutionnels de l’Eglise irlandaise. C’est au cours du XIIe siècle, par exemple, (peut-être à la suite de l’érection de Tuam en archevêché concurrent d’Armagh ?) que saint Dobheóg (Beot[i]us en latin, parfois donné comme l’un des enfants de Brychan, éponyme du Brycheiniog au Pays de Galles) est déniché de l’île du Lough Derg (C° Donegal) sur laquelle il était vénéré pour laisser place au « Purgatoire de saint Patrice », contrôlé par les chanoines augustiniens de Saint-Pierre et Saint-Paul d’Armagh depuis 1140 environ. La plupart des Vies de saints parvenues jusqu’à nous datent de cette époque et il faut ensuite attendre la fin du XIVe siècle pour que soient réunies de nouvelles collections hagiographiques qui donnent lieu à des réécritures ou à la rédaction de nouvelles versions en langue vernaculaire.

Histoires de familles et traditions folkloriques : Un « Who’s who » médiéval ?

Compilées généralement à partir du XIIe siècle, on a pu écrire que les généalogies irlandaises représentaient « the greatest national genealogical collection in the world ». Elles sont du moins plus nombreuses que l’ensemble de celles qui subsistent dans le reste de l’Occident médiéval. Le Bollandiste Paul Grosjean leur attribuait pour l’Irlande autant de poids que les deux coordonnées hagiographiques (date et lieu de décès) définies par Hippolyte Delehaye.
Pádraig Ó Riain accorde donc aux versions successives de cette documentation l’attention qu’elles méritent. Celles-ci paraissent remonter à un manuscrit du début du XIe siècle connu sous le nom de Saltair Chaisil (« Psautier de Cashel ») et perdu depuis longtemps. Ce Who’s who médiéval avant la lettre a continué d’être tenu à jour jusqu’au milieu du XVIIe siècle lorsque les frères O’Clery (Ó Cléirigh) et leurs collaborateurs ont compilé ce matériel. Les Genealogiae regum et sanctorum Hiberniae publiées par les Four Masters donnent ainsi la prééminence aux saints patrons des Cenél Conaill de Donegal. Il est donc évident que l’historicité de ces sources porte moins sur les saints en personne que sur les familles qui contrôlaient leur culte localement. Les généalogistes ne se privaient donc pas de manipuler les données à leur disposition dans l’intérêt de leurs commanditaires. C’est pourquoi, il n’y a pas lieu d’être surpris si la diffusion du culte de saint Finnian a valu à celui-ci de bénéficier d’au moins six généalogies différentes. Moins célèbre, Caimín d’Inishcaltra (= Holy Island, sur le Lough Derg, C° Galway) dispose pourtant de trois généalogies distinctes qui l’associent soit aux Uí Cheinsealaigh de Leinster, soit aux Ciarraighe de Munster, soit aux Uí Bhriúin de Connaught. Evidemment, ces divergences traduisent les rivalités entre les églises associées à ce saint et les conflits d’intérêts entre les puissantes familles impliquées dans son culte.
C’est le lieu de souligner l’attention que porte Pádraig Ó Riain aux traditions folkloriques et la méthode rigoureuse avec laquelle il met celles-ci en œuvre. Dans le champ des sciences humaines et sociales, en France du moins, la pluridisciplinarité voire l’interdisciplinarité sont fréquemment mises en exergue ; mais c’est le plus souvent, au mieux, un vœu pieux (qui tourne parfois à l’incantation) quand, au pire, cette démarche n’est pas bridée par les institutions. Les historiens médiévistes, en particulier, ont tôt fait de remettre en cause les données mises au jour notamment par les folkloristes quand elles ne concordent pas avec leurs propres déductions, sous prétexte qu’elles sont « hypothétiques, indémontrables, et somme toute gratuites ». Autrement dit, les données que manipulent les hagiographes reflètent-elles la remarkable tenacity of Irish folk memory ou fondent-elles ces traditions orales?
C’est pourquoi, je souscrivs aux mises en garde d’un article antérieur de Pádraig Ó Riain qui traite précisément de l’« indissociability of history and literature » dans les sources médiévales irlandaises. Si un consensus ne parvient pas à s’établir entre chercheurs sur cette « oral-literary question », n’est-ce pas, en partie du moins, « because literature has been so much studied at the expense of history » ? On pourrait multiplier les exemples en parcourant le dictionnaire, grâce à un dépouillement minutieux des inventaires archéologiques et des publications d’histoire locale auquel a procédé l’auteur. Il suffira sans doute ici de mettre l’accent sur les collectages effectués dans la première moitié du XIXe siècle à l’occasion des enquêtes de terrain de l’Ordnance Survey en vue de cartographier tout le territoire irlandais (6 pouces pour un mile). Celles-ci ont permis de rassembler une documentation considérable sur les paysages, la topographie, les monuments, la population, l’économie, la société, ainsi que, pour ce qui nous concerne, sur les traditions religieuses et les cultes locaux. Un lettre de John O’Donovan, l’un de ces enquêteurs, fait honneur à son esprit critique (qui devait cependant sentir le souffre lorsqu’elle fut écrite en 1838) :
 […] I believe them to be the productions of an ulterior age and therefore rather to be considered as the fabricated stories of ignorant bards and ecclesiastics, than containing the sentiments of the original teachers of the Christianity in Ireland… Fabrications of the middle ages when the ecclesiastics made use of the lowest and basest cunning to terrify the chief to obedience and make them render its due support.
Ce point de vue éclairé ne l’empêche pas de reprocher au clergé de son temps d’être trop influencé par le protestantisme (inclining very much to protestant notion) au risque de dénicher les « ould saints » locaux. On dirait que John Ó Donovan aurait préféré que l’Eglise catholique reporte ses réformes religieuses après son passage sur place.


Gougane Barra, ermitage de saint Finbar.


Pour conclure : Les saints, « successeurs des dieux » ?
Abán, Aodh, Brighid, Gobnaid et une bonne vingtaine d’autres saints, figurent aussi sous l’entrée « Pre-christian / Pagan » de cet Index of subjects… En 1907, sous le titre Les saints successeurs des dieux, une célèbre étude du folkloriste Pierre Saintyves développait la thèse selon le culte des saints dans le christianisme se serait directement substitué aux dieux et héros des religions de l’Antiquité. The enduring tradition : tel est le sous-titre d’un manuel d’histoire de l’Irlande rédigé par Michael Richter à qui l’on doit aussi une remarquable étude sur la tradition orale dans la « Typologie des sources du Moyen Âge occidental ».
Dans cette optique, une remarque s’impose, à notre avis. Faut-il conclure que ces saints irlandais sont des divinités antérieures au christianisme restées vivantes dans la tradition populaire, comme le laissent à penser les nombreux indices retenus plus haut ? On avance parfois que le mot irlandais naomh qui signifie « saint » dérive (sereinement), du terme celtique nemeton qui s’applique à un « sanctuaire » païen. L’argument est recevable, à condition toutefois de rappeler que sanctus a connu la même évolution en latin ecclésiastique ! « Chrétiens de noms, païens en fait » écrivait perfidement saint Bernard à propos des irlandais de son temps dans la Vita (1149-1151) de saint Malachie. L’abbé de Clairvaux se montrait ainsi moins charitable (ou moins fin pédagogue ?) que Grégoire le Grand, dans les consignes pour la conversion des Anglo-Saxons que, cinq siècles et demi plus tôt, le saint pape chargeait Mellitus (†624), futur évêque de Londres, de transmettre à Augustin de Cantorbéry auprès de qui il a été envoyé en renfort :
« Dis à Augustin ce qu’après de longues hésitations nous avons décidé […] Aux fêtes chrétiennes, organisez des cabanes de branchages, des rassemblements et sacrifiez des bœufs qu’on mangera à la gloire de Dieu. Il est impossible de procéder à une extirpation totale des habitudes dans des âmes encore rudes. Par cette raison que celui qui veut gravir un lieu très élevé y parvient pas à pas et non par bonds. »
Il est incontestable que des pans entiers de la mythologie pré-chrétienne ont été recyclés avec ferveur dans les légendes de saints du haut Moyen Âge dont l’historicité est de ce fait sujette à caution. Il est donc légitime, comme le font (parfois avec brio) les comparatistes de déchiffrer le « palimpseste hagiographique » aux fins de restitution des mythes originels réduits à des « superstitions ». En tout état de cause, c’est bien en tant que saints chrétiens que ces personnages historico-légendaires sont vénérés par les fidèles. Ne convient-il pas au contraire d’envisager l’hypothèse selon laquelle ce serait précisément dans la mesure où les mythes étaient désamorcés que les clercs pouvaient se permettre de les manipuler ? Ils seraient ainsi en mesure d’articuler ces traditions à nouveaux frais pour constituer un « tout structuré et actif » associant les exigences de l’Eglise médiévale avec des représentations collectives largement partagées «qui interprétaient le monde et l’homme depuis toujours». «Paganisme christianisé» ou «christianisme folklorisé» ? Ce sont là deux approches distinctes, mais complémentaires qui se rencontrent sur le champ de l’anthropologie culturelle du Moyen Age.



mardi 19 mars 2013

« Pingouin », vous avez dit « pingouin » ?


Vingt ans après, il y a prescription. A l’occasion de la publication, en 1993, de mon livre Les Vies de saints bretons durant le haut Moyen Âge. La culture, les croyances en Bretagne (viie-xiie siècles), un collègue gallois m’a contacté pour obtenir les références précises de la version originale, en latin, des passages de la Vie de saint Maël citée dans un «encadré» de l’ouvrage. Un peu embarrassé (la barrière de la langue étant probablement en cause), j’ai dû faire remarquer à cet éminent correspondant  ̶  avec toutes les circonlocutions que l’on voudra bien imaginer  ̶  qu’il s’agissait là des deux premiers chapitres du roman d’Anatole France, L’Ile des pingouins (1908).

Maël, issu d’une famille royale de Cambrie, fut envoyé dès sa neuvième année dans l’abbaye d’Yvern, pour y étudier les lettres sacrées et profanes. À l’âge de quatorze ans, il renonça à son héritage et fit vœu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymnes, l’étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles.
Un parfum céleste trahit bientôt dans le cloître les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d’Yvern, trépassa de ce monde en l’autre, le jeune Maël lui succéda dans le gouvernement du monastère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison de hôtes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction de navires, et il obligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l’abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s’écoulait doucement comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes.
Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s’asseoir sur la falaise, à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui la chaise de saint Maël. À ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d’algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l’écume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l’océan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l’image du mystère de la Croix, par lequel le sang divin a revêtu la terre d’une pourpre royale. Au large, une ligne d’un bleu sombre marquait les rivages de l’île de Gad, où sainte Brigide, qui avait reçu le voile de saint Malo, gouvernait un monastère de femmes.
Or, Brigide, instruite des mérites du vénérable Maël, lui fit demander, comme un riche présent, quelque ouvrage de ses mains. Maël fondit pour elle une clochette d’airain et, quand elle fut achevée, il la bénit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, où sainte Brigide, avertie par le son de l’airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier.
Ainsi le saint homme Maël marchait de vertus en vertus. Il avait déjà parcouru les deux tiers du chemin de la vie ; et il espérait atteindre doucement sa fin terrestre au milieu de ses frères spirituels, lorsqu’il connut à un signe certain que la sagesse divine en avait décidé autrement et que le Seigneur l’appelait à des travaux moins paisibles mais non moindres en mérite.
Un jour qu’il allait, méditant, au fond d’une anse tranquille à laquelle des rochers allongés dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux.
C’était dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d’Écosse et d’Irlande étaient allés évangéliser l’Armorique. Naguère encore, sainte Avoye, venue d’Angleterre, remontait la rivière d’Auray dans un mortier de granit rose où l’on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts ; saint Vouga passait d’Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les éclats, conservés à Penmarch, guériront de la fièvre les pèlerins qui y poseront la tête ; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu’on appellera un jour l’écuelle de saint Samson. C’est pourquoi, à la vue de cette auge de pierre, le saint homme Maël comprit que le Seigneur le destinait à l’apostolat des païens qui peuplaient encore le rivage et les îles des Bretons.
Il remit son bâton de frêne au saint homme Budoc, l’investissant ainsi du gouvernement de l’abbaye. Puis, muni d’un pain, d’un baril d’eau douce et du livre des Saints Évangiles, il entra dans l’auge de pierre, qui le porta doucement à l’île d’Hœdic.
Elle est perpétuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pêchent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent péniblement des légumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrités par des murs de pierres sèches et des haies de tamaris. Un beau figuier s’élevait dans un creux de l’île et poussait au loin ses branches. Les habitants de l’île l’adoraient.
Et le saint homme Maël leur dit :
— Vous adorez cet arbre parce qu’il est beau. C’est donc que vous êtes sensibles à la beauté. Or, je viens vous révéler la beauté cachée.
Et il leur enseigna l’Évangile. Et, après les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l’eau.
Les îles du Morbihan étaient plus nombreuses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abîmées dans la mer. Saint Maël en évangélisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la rivière d’Auray. Et après trois heures de navigation il mit pied à terre devant une maison romaine. Du toit s’élevait une fumée légère. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaïque représentait un chien, les jarrets tendus et les babines retroussées. Il fut accueilli par deux vieux époux, Marcus Combabus et Valeria Moerens, qui vivaient là du produit de leurs terres. Autour de la cour intérieure régnait un portique dont les colonnes étaient peintes en rouge depuis la base jusqu’à mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s’adossait au mur et sous le portique s’élevait un autel, avec une niche où le maître de cette maison avait déposé de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes représentaient des enfants ailés, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs étaient en forme d’une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Maël, observant ces figures, découvrit parmi elles l’image d’une jeune mère tenant un enfant sur ses genoux.
Aussitôt il dit, montrant cette image :
— Celle-ci est la Vierge, mère de Dieu. Le poète Virgile l’annonça en carmes sibyllins avant qu’elle ne fût née, et, d’une voix angélique, il chanta Jam redit et virgo. Et l’on fit d’elle dans la gentilité des figures prophétiques telles que celle-ci, que tu as placée, ô Marcus, sur cet autel. Et sans doute elle a protégé tes lares modiques. C’est ainsi que ceux qui observent exactement la loi naturelle se préparent à la connaissance des vérités révélées.
Marcus Combabus et Valeria Moerens, instruits par ce discours, se convertirent à la foi chrétienne. Ils reçurent le baptême avec leur jeune affranchie, Caelia Avitella, qui leur était plus chère que la lumière de leurs yeux. Tous leurs colons renoncèrent au paganisme et furent baptisés le même jour.
Marcus Combabus, Valeria Moerens et Caelia Avitella menèrent depuis lors une vie pleine de mérites. Ils trépassèrent dans le Seigneur et furent admis au canon des saints.
Durant trente-sept années encore, le bienheureux Maël évangélisa les païens de l’intérieur des terres. Il éleva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes.

Ce pastiche brillant et étayé par une culture sans faille suppose qu’Anatole France s’intéressait aux controverses que suscitait au même moment chez les historiens la publication des Vies latines des saints bretons. Ainsi, le paragraphe qui rapporte la commande par Brigide d’une cloche d’airain au saint homme constitue un emprunt à la Vie de saint Gildas (XIe siècle) qui contient un épisode analogue. L’édition de ce texte par Ferdinand Lot dans ses « Mélanges d’Histoire Bretonne » parus en 1907 dans les Annales de Bretagne est donc contemporaine de l’écriture du roman. De même, la mention de l’ « écuelle de saint Samson » en baie du Mont Saint-Michel constitue une déformation poétique d’une indication de François Duine, expert reconnu du sanctoral breton,  dans une brochure consacrée à Saint Samson et sa légende. En son temps, l’abbé Duine, sans doute flatté intérieurement de cet emprunt, ne se refusait pas le plaisir de signaler le dernier « succès littéraire » de saint Samson : « Le sourire du bon Celte sourit sur les lèvres de M. Anatole France qui, certes, n’est pas un moine de notre paroisse » !

dimanche 17 mars 2013

Scandale de la viande de cheval.

Une tromperie digne du Moyen-Age.

 

 

Suite au scandale de la viande de cheval retrouvée en lieu et place du bœuf dans de multiples plats cuisinés, la CLCV (Association "Consommation Logement et Cadre de Vie") saisira la justice pour que les responsables soient sanctionnés. L’association demande aux pouvoirs publics français et européens de faire toute la lumière sur cette affaire dans les meilleurs délais et d’en tirer les conséquences au plan réglementaire.
« La confiance, déjà très relative, des consommateurs dans l’industrie agroalimentaire s’en trouve profondément ébranlée, déclare la CLCV dans son communiqué. Il y a de quoi car cette tromperie d’une ampleur considérable n’est pas sans rappeler les pratiques douteuses du Moyen-Age : « mouillage » du lait, ajout de cendres dans la farine ou fraude sur la viande.»
Comme s’écrie Richard III dans la célèbre pièce de Shakespeare dont il est éponyme: « A horse ! A horse ! My kingdom for a horse ! ». En effet, les fouilles archéologiques d’un parking situé à l’emplacement de l’ancienne église des Franciscains de Leicester ont mis récemment au jour le squelette de ce roi mort en 1485 à la bataille de Bosworth. La victoire des partisans d’Henri Tudor a alors mis fin à la guerre des Deux-Roses. « Ah ! je trouve ça beau …de cheval », chantait Boby Lapointe.
Une fois encore, le Moyen Age a bon "dos" (... de cheval) !