dimanche 21 avril 2013

Au bûcher!

Il n'y a qu'à flaner sur Internet pour en apprendre de belles sur le Moyen-Âge. En trois semaines, deux hommes politiques ont failli aller au bûcher. Ci-dessous des coupés-collés de leurs interviews.


Invité du « Sept-Neuf » de France Inter, le mardi 26 mars, le leader du Front de gauche Jean-Luc Mélenchon, interrogé sur son langage parfois violent à l'égard du gouvernement, s'en est pris aux médias : « Avec les gens comme vous, on allait au bûcher au Moyen-Âge ! ».

Dans son interview télévisée du mardi 16 avril, Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget, accepte mal le fait d'avoir été exclu du Parti Socialiste en cinq minutes : « Au Moyen-Âge, j'aurais déjà été conduit au bûcher ».

Un lieu commun veut que les moines aient défriché l'Occident. Selon le cliché qui circule  dans la presse électronique ces temps-ci, on dirait plutôt que c'est l'Inquisition qui l'a déboisé pour faire des  bûchers.

mercredi 17 avril 2013

Rennes: le retour du Jeu de Paume.

Derrière la "Porte du Ciel", le "Pélican"!

A Rennes, le projet de réhabilitation en « Centre des congrès » du couvent des Jacobins dans le centre-ville historique entraîne de profonds réaménagements de tout le quartier situé autour de la place Sainte-Anne. Les travaux qui ont commencé en janvier 2013, rue Saint-Louis, pour ériger une maison de quartier ainsi qu’une crèche à la place de la chapelle de l’ancien hôpital militaire, aujourd’hui propriété de la ville, ont eu pour conséquence la redécouverte d’un jeu de paume que l’on pensait détruit depuis plus de trois siècles. Le bâtiment a été inscrit à l’Inventaire des monuments historiques.

« Et le jeu de paume n’est pas n’importe quel jeu. Ancêtre du tennis, c’est quasiment le premier sport moderne avec règles (imprimées), jargon, arbitres et ... paris d’argent. Premier sport à avoir son "champion du monde" (1740), il fut aussi un éphémère sport olympique en 1908 ».  Dans le numéro 21 (jan. 2013)  de la revue Place publique-Rennes, Gauthier Aubert, maître de conférences en histoire moderne à l’université Rennes 2, vient de consacrer un article intitulé « Rue Saint-Louis. Le jeu de paume perdu et retrouvé » à ce témoignage exceptionnel d’un « sport » qui a connu son heure de gloire entre le XVe et le XVIIIe siècle. Je remercie ce collègue de m'avoir autorisé à m'inspirer largement de son texte à destination de ce Blog.  
Le jeu de paume a d’abord été un jeu d’origine ecclésiastique. Ainsi, selon un document de 1415, le dimanche de Quasimodo, les chanoines du chapitre cathédral de Rennes se rendaient à l’église Saint-Etienne où le curé devait leur fournir trois pelotes chacun, tandis que le sous-chantre leur donnait des raquettes. Le curé lançait les pelotes aux chanoines qui devaient les renvoyer à coup de raquette. Ce divertissement de moines et de chanoines finit par sortir du cloître, victime de son succès et de la réglementation ecclésiastique. « Il devait cependant garder l’apparence de son lieu de naissance, écrit Jean-Michel Mehl, et en garder la nostalgie ». L’agencement des salles de jeux rappelle les cloîtres des chapitres cathédraux : murs très hauts dont les fenêtres sous la charpente évoquent les ouvertures des cathédrales gothiques ; galerie couverte analogue à celle du cloître qui court à la base de deux ou trois de ces murs et où vient prendre place le public. Dès le XVe siècle, selon des informations communiquées par Nicolas Cozic, il y aurait eu trois salles de jeux de paume à Rennes. Partout, les salles se multiplient aux siècles suivants.  Les érudits rennais n’ont découvert pour l’heure la trace que de cinq salles dans la ville, mais rien n’interdit de penser qu’il en a existé d’autres, sans oublier qu’on jouait à l’extérieur à la longue paume. Plus fréquemment à la fin du Moyen Âge, on rencontre l’appellation de « tripot », appliquée à la courte paume (c’est-à-dire la forme du jeu pratiquée dans un local couvert). Ce nom, promis à un bel avenir, dérive du verbe « triper » au sens premier de « bondir », qui en vient dès le XIVe siècle à désigner une « maison de jeu » ! Le Testament de François Villon se fait l’écho de cette réputation douteuse :
Des testamens qu'on dit le maistre
De mon faict n'aura quid ne quod;
Mais ce sera ung jeune prebstre,
Qui se nomme Colas Tacot.
Voulentiers beusse à son escot,
Et qu'il me coustast ma cornette!
S'il sceust jouer en ung trippot,
Il eust de moy le Trou Perrette.
Cela n’empêche pas les princes de s’adonner souvent avec passion à ce jeu. Ainsi, le dauphin, fils ainé du roi François Ier, couronné solennellement en 1532 duc de Bretagne sous le nom de François III dans la cathédrale de Rennes est décédé quatre ans plus tard d’une pleurésie consécutive à une partie de paume trop animée. C’est l’aristocratie qui codifie les règles de ce jeu, de plus en plus complexes à l’époque moderne. Elle va progressivement l’enfermer dans des locaux spécifiques dont l’aménagement a un coût. Ce besoin d’espace explique que les jeux de paume soient surtout construit dans les faubourgs et les nouveaux quartiers. L’existence à Rennes d’un jeu de paume très fréquenté, nommé le « Pélican », dans la rue Saint-Louis qui date des premières décennies du XVIIe siècle est mentionnée dans des archives des années 1680. Celles-ci précisent qu’il est construit « en bois et terrasse », pavé de tuiles et entouré de galeries, mesurant 92 pieds sur 31. D’après les registres du domaine contemporains, il y a même un autre jeu de paume en contrebas dans la rue Saint-Louis, et un autre encore, en face, entre la dite rue et la rue Saint-Michel.

En 1686, Palasne de la Ménardière, huissier au Parlement de Rennes et propriétaire du jeu de paume du « Pélican », vend celui-ci pour 6 000 livres à Charles Ferret seigneur du Tymeur, conseiller au Parlement, sans doute une des plus belles fortunes rennaises. Or celui-ci procède à cet achat pour le compte du séminaire des Eudistes créé en 1670 entre l’actuelle rue de Dinan et la rue d’Echange qui cherche à s’étendre. Il fut assez facile de convertir le local en chapelle. La nef fut flanquée de petites chapelles latérales et au Nord d’une sacristie assez importante, pour permettre, à l‘étage, deux chambres d’habitation, le tout couvert d’un petit dôme. De nos jours, on peut encore déchiffrer au dessus de la façade de l’édifice sur une tablette de marbre noir l’inscription datée de 1690 : Non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli ("Ce n’est rien moins que la Maison de Dieu. La porte du Ciel".). La date correspond aussi au résultat de l’étude de la société Dendrotech qui précise que la voûte lambrissée remonte aux alentours de 1689, époque de la transformation du local en chapelle. Quand la Révolution arrive, ce bien d’Eglise est saisi. La chapelle suit le destin de l’ancien séminaire et devient une annexe de l’hôpital militaire, plus tard nommé "Ambroise Paré". L’édifice sert de lingerie, de conciergerie et abrite des logements des religieuses qui gèrent l’hôpital à partir de 1858.
Contrairement à ce que l’on supposait jusque là, on n’a pas détruit le « Pélican » pour en faire la « Porte du Ciel », mais sans doute par mesure d’économies, on a récupéré la structure existante pour en faire une chapelle. Sous la conciergerie de l’hôpital militaire, sous la chapelle du séminaire, le jeu de paume du Pélican est donc toujours là, avec ses pans de bois et ses fondations d’origine. L’étude de la société Dendrotech atteste ainsi que la charpente et le pan de bois datent des toutes premières années du XVIIe siècle.
L’intérêt d’un tel bâtiment est d’autant plus marqué qu’il n’en subsiste que quelques uns en France. C’est un des rares témoins en l’état de toute une histoire encore assez largement en construction : celle des jeux et des sports. Dans le langage courant, bien des expressions imagées continuent de nous parler de l’importance de la paume depuis Moyen Âge : « l’échapper belle », « rendre la pareille », « se renvoyer la balle », « faire faux bond », « qui va à la chasse perd sa place », « jouer pour la galerie », « tomber à pic », « prendre l’avantage », « rester sur le carreau », « peloter », « tripoter », sans oublier le célèbre « jeu de mains, jeu de vilains », né quand les riches se mirent à jouer avec une raquette.

On ne peut que souscrire à la conclusion de Gauthier Aubert : « Parions que les élus qui ont la lourde responsabilité de dessiner l’avenir de ce lieu aussi peu banal que chargé d’histoire sauront "prendre la balle au bond" »

dimanche 14 avril 2013

L’art de vivre des moines angevins

du Moyen Âge.

 

Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, datait la chapelle Saint-Macé [Maine-et-Loire actuel] de la fin du XIe siècle ou du commencement du XIIe siècle. Ce prieuré « blotti sur un piton dominant la Loire » dépendait de la puissante abbaye bénédictine de Saint-Aubin d’Angers. Sur le mur méridional du monument, se déchiffre cette « inscription mystérieuse » du XIIe siècle en partie effacée. Le site « Geocaching » interprète ce texte comme « un avertissement aux vivants à penser à leur fin dernière »:

Souvenez-vous de ceux qui vous ont précédé, nous avons vécu mais hélas ! peste ! mauvais sort ! Nous avons été ce que vous êtes ; craignez maintenant pour vous. Nous avons vécu, nous avons mangé, nous avons bu, mais pas vilainement ; nous avons joué. Et maintenant, nous avons changé de demeure : pour des grandes, de toutes petites, pour celles qui sont en haut, celles qui sont en bas. Vous aussi maintenant, mangez, buvez. [trad J. Dubois].

Le prieuré Saint-Macé.


Il serait tentant, en effet, de voir dans ces vers une sorte de complainte (Memento mori : “ Souviens-toi que tu vas mourir ”) adressée aux occupants du prieuré par les morts qui s’entassent au pied du coteau. Toutefois, il s’agirait d’un total contresens. Dom Jacques Dubois, dans un bel article sur « La douceur de vivre chez les moines du Moyen Âge en Anjou » a montré que Saint-Macé était une sorte de résidence secondaire dépendant de la maison-mère.
Le prieuré faisait fonction de centre de loisirs où les moines de Saint-Aubin venaient par petit groupes rompre le rythme monotone –et lassant à la longue– de la vie communautaire. Ils s’y accordaient  des moments de détente (sans excès blâmable) et bénéficiaient de la joie de vivre au grand air. "Nous avons joué" ! Quand il fallait rejoindre la ville, on passait fraternellement le mot aux suivants : "Prenez du bon temps !"

Saint-Aubin: le cloître.

 Bref, comme le souligne aussi Hervé Martin (Mentalités médiévales, 1996,  p. 263) « ni la détente, ni le loisir, ni le farniente, n’étaient inconnus [au Moyen Âge], ni même les délices de la grasse matinée ». Encore faut-il ne pas aborder avec des idées préconçues les sources qui attestent de cet art de vivre.



Saints bretons venus d’ailleurs (3).
Les « sept saints », les « sept dormants »
et le Tro Breizh.

« Bretagne, terre des saints ! ». La formule consacrée n’est pas un simple cliché. Ces saints « bretons » sont réputés venir d’outre Manche. Ils ne sont pas donnés pour des étrangers pour autant, puisque c’est une nouvelle « Bretagne » qu’ils transplantent sur le continent. Mutatis mutandis, il y aurait un rapport à établir entre les Pilgrims Fathers du XVIIe siècle américain et les membres du clergé franchissant le Channel pour encadrer leurs compatriotes lors des vagues successives de migrations aux Ve-VIIe siècles.
Ces saints ont laissé leur empreinte dans le patrimoine régional (toponymie, églises, chapelles, fontaines, statuaire, pardons, etc.). Mais certains d’entre eux  ̶  et non des moindres  ̶  ont parfois été confondus avec leurs homologues orientaux. C’est sans doute pourquoi ces derniers ont été adoptés par les fidèles, au point de bénéficier de pratiques de dévotions qui ne sont pas aussi spécifiquement bretonnes qu’on pourrait le penser et qui ont été réactivées au fil des siècles au gré de la conjoncture historique.
Un peu partout dans la Chrétienté, le nombre « sept » qui symbolise la perfection se trouve associé à plusieurs groupes de saints. En Bretagne, ces « sept saints » sont le plus souvent donnés comme les fondateurs des évêchés bretons. L’une des attestations les plus anciennes de ce culte des « sept saints » concerne saint Paterne de Vannes.  L’historicité du personnage ne fait aucun doute puisque l’on a conservé les Actes d’un concile qui a rassemblé à Vannes, vers 463, à l’occasion de son ordination épiscopale les prélats de la province ecclésiastique de Tours, héritière de la circonscription antique de IIIe Lyonnaise. Paradoxalement, ce document atteste donc que le nouvel évêque n’était pas de souche bretonne.
Toutefois ce gallo-romain, homonyme de saint Paterne (= saint Pair), évêque d’Avranches au siècle suivant, a ultérieurement été confondu avec saint Padarn, patron de Llanbadarn Fawr, en Cardigan (Ceredigion), au Pays de Galles. La Vie latine de ce dernier a été commandée par l’évêque Sulien de Mynyw (= Saint-David’s) à son fils Ieuan (= Jean), probablement à l’occasion du pèlerinage de Guillaume le Conquérant à Saint-David’s, en 1081. Cette puissante famille épiscopale, originaire de Llanbadarn, avait intérêt à défendre les positions de l’Eglise galloise, à la suite de la conquête de l’Angleterre, face aux prétentions de Lanfranc (†1089), promu archevêque de Cantorbéry. Aussi, cette composition de circonstance brasse-t-elle allègrement les légendes des trois saints personnages homonymes pour proclamer l’indépendance des fondations de saint Padarn. 
L’hagiographe fait de son héros un armoricain émigré en Bretagne insulaire pour fonder le monastère de Llanbadarn. De passage en Irlande, il aurait converti des rois de ce pays au christianisme. Au cours d'un pèlerinage en Terre Sainte, le patriarche de Jérusalem l’aurait consacré évêque. De retour en Armorique, le roi Caradoc lui confie l'évêché de Vannes. Le nouveau venu se lie d'amitié avec l’archevêque de Dol, saint Samson, avant d’être poussé par ses ouailles à se retirer en pays franc, où il décède un 15 avril. Cette date permettait de le confondre avec saint Paterne d’Avranches (dont la fête tombe le 16 avril), ce qui avait tout pour plaire à Guillaume le Conquérant. Dans le même esprit, Ieuan qui assimile son héros à saint Paterne de Vannes le compte explicitement au nombre des « sept saints évêques de Bretagne ».

Voilà donc un témoignage précoce du culte des « sept saints » en Bretagne. Les traditions du diocèse de Vannes qui mettent saint Paterne en relation avec le roi Arthur et Caradoc Vreichvras (« au gros bras », devenu Karadues Brie(f)bras : « au bras court », dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes) démarquent à leur tour la Vie du saint Padarn gallois. Son trajet de Petite en Grande Bretagne s’effectue en sens inverse de celui des titulaires des évêchés qui ont pignon sur la côte Nord de la péninsule. Mais l’objectif est le même. Dans ces conditions, la démarche des hagiographes médiévaux qui transposent outre-Manche les débuts de la carrière de saint Paterne et le mettent en relation avec saint Samson de Dol va à l’encontre des prétentions de la métropole de Tours. En effet, pendant plusieurs siècles, l’archevêché de Dol s’est efforcé, avec des succès mitigés, de rivaliser avec celui de Tours. Le pape Innocent III  a donné un coup d’arrêt à ces ambitions en 1199. Il faut attendre le second Empire, pour que, dans un tout autre contexte politique, l’évêque de Rennes, Dol et Saint-Malo se voie accorder, en 1859, la dignité archiépiscopale en tant que successeur des archevêques de Dol du Moyen Age. Rebondissement d’autant plus anachronique que jamais le diocèse de Rennes n’a dépendu de la métropole doloise, non plus d’ailleurs que celui de Nantes. A la différence de celui de Vannes, qui est pourtant comme eux une fondation gallo-romaine, ceux-ci ont toujours relevé de Tours.

Par contre, les sept saints évêques « fondateurs », Brieuc (Saint-Brieuc), Samson (Dol), Malo (Saint-Servan, puis Saint-Malo), Patern (Vannes), Corentin (Quimper), Paul Aurélien (Saint-Pol de Léon) Tugdual (Tréguier) sont énumérés dans cet ordre sur un manuscrit du XIIe siècle. Le fait qu’ils soient en outre ici numérotés en chiffres romains implique une progression géographique qui évoque le circuit du Tro Breizh. Cependant, ce pèlerinage est par ailleurs mal attesté dans les sources médiévales. Certes, il est incontestable que les cathédrales bretonnes attiraient des pèlerins. Il n’est pas douteux que certains fidèles associaient dans une même dévotion les titulaires de ces évêchés. Mais rien n’indique qu’il ait alors existé des pèlerinages collectifs, ni un itinéraire balisé que les érudits tâchent de reconstituer depuis le XIXe siècle. On peut donc souscrire à la remarque amusée de Jean-Christophe Cassard selon qui le Tro-Breizh, tel qu’il se développe actuellement sous forme de pieuse randonnée touristique, n’est guère « plus ancien que le Tour de France ». En tout cas, en Bretagne, le culte des « sept saints » ne s’est pas toujours systématiquement adressé à ces saints fondateurs. C’est probablement à la suite de la victoire (presque définitive) de Tours sur Dol à l’extrême fin du XIIe siècle que ceux-ci ont capté à leur bénéfice le culte qui était rendu, ici comme ailleurs, à divers groupes de saints. Ils se sont ainsi substitués, entre autres, aux sept saints d’Ephèse.
Née en Orient, la légende des « Sept Dormants » s’est précocement diffusée en Occident. La version initiale (Ve siècle) christianise un motif folklorique en rapportant comment, lors de la persécution de Dèce (v. 250), sept officiers chrétiens originaires d’Ephèse furent emmurés dans une caverne. Ils y restèrent en hibernation surnaturelle jusqu’en 448 et seraient alors providentiellement intervenus pour porter témoignage de la résurrection des corps dont le dogme était contesté. Le second concile d’Ephèse (le « brigandage » d’Ephèse, favorable aux thèses monophysistes) s’est ouvert précisément le 4 août 449, à l’occasion du premier anniversaire de la découverte des « Sept dormants ». Grégoire de Tours (VIe s.) et Paul Diacre (VIIIe s.) attestent déjà de l’importation de cette légende en Occident. Des reliques éphésiennes étaient parvenues à Marseille et à Rome dès le VIIIe siècle d’où elles furent diffusées dans la région de Trèves au Xe siècle. A Marmoutier, près de Tours, une crypte oratoire dédiée au IXe siècle à Notre-Dame vit se développer au XIIe siècle, sur le modèle de la légende éphésienne, une légende de « Sept Dormants », donnés ici comme apparentés à saint Martin. La Légende Dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle) consacre le succès, en Occident, du culte des Sept Dormants d’Ephèse.
Le Vieux-Marché: crypte-dolmen.

Divers indices attestent que celui-ci s’est implanté très tôt en Bretagne, d’autant que la péninsule, durant l’Antiquité tardive, était en relation avec le Proche Orient par voie maritime. Ce culte s’y est maintenu au Vieux-Marché en Plouaret (C-d’A. actuelles). Le site est caractéristique des lieux consacrés aux « Sept Dormants ». Sous un édifice du XVIIe siècle s’encastre la crypte-dolmen qui renferme les statues de sept saints encadrant la Vierge. A la fin du siècle dernier, deux d’entre elles ont été dérobées par les pilleurs d’églises. Les cinq autres avaient été victimes d’un enlèvement mal éclairci voici une trentaine d’années. Elles ont été par la suite restituées dans des circonstances rocambolesques. A cette occasion, trois d’entre elles ont été restaurées et toutes ont aujourd’hui regagné leur place au dessus de l’autel de la crypte. Celle-ci est associée à une fontaine sacrée d’où jaillissent « sept ruisselets par lesquels Dieu donne grâce ».
L’islamologue Louis Massignon proposait d’y reconnaître le « triangle septénaire […] par où l’eau destinée à Sétif sort d’une pierre verticale à Ra’s el-Mâ près de Guidjet », où se trouvent sept piliers, dédiés au Sept Dormants, érigés par l’insurrection fatimide de 902. En effet, la sourate 18 du Coran connaît les Sept Dormants sous le nom des « Alh al-Kahf » et dans tout le monde musulman des lieux de pèlerinage leurs sont dédiés. Depuis 1954, une cérémonie islamo-chrétienne s’est greffée sur le pardon breton traditionnel du Vieux-Marché où chrétiens et musulmans se retrouvent, par fidélité à l’idéal de « paix sereine » de Louis Massignon.
Ainsi par la valeur symbolique du chiffre sept, saints orientaux et saints fondateurs se confondent. La réactualisation du pèlerinage au Vieux-Marché comme le recyclage contemporain du Tro Breizh montrent l’impact que gardent les légendes, même lorsque les contextes événementiels dans lesquels elles sont apparues (débats théologiques byzantins d’une part ; querelle métropolitaine entre Dol et Tours, d’autre part) ont perdu toute leur acuité.
(extraits largement remaniés d'un chapitre commandé par un éditeur
à destination d'un "beau livre" collectif ...qui n'a jamais vu le jour).

Sexe et genre : « hommasse » ou « homesse » ?

La Commission générale de terminologie,

la « libération des femmes » et la « féminisation des titres »

au Moyen Âge ?


Par décret du 3 juillet 1996, le gouvernement a confié à la « Commission générale de terminologie et de néologie » la mission de choisir les termes à utiliser pour exprimer des notions et réalités nouvelles. Aux termes des articles 1 et 8 de ce décret, celle-ci a également une compétence générale en matière de langue française. Ainsi, en octobre 1998, la Commission générale a été amenée à rédiger à la demande du premier ministre un « Rapport sur la féminisation des noms de métier, titre ou grade ». Voici un florilège coupé-collé de ce document :

« Les exemples historiques présentés comme preuve d’un usage moins figé ou moins rigide ne manquent pas » […] « Le vocabulaire des métiers offre également, au XIXe siècle, de nombreux exemples de termes féminisés (chambrière, lavandière, lingère). » […] « Dans son édition 1932-1935, le Dictionnaire de l’Académie française introduisait artisane, attachée, auditrice, aviatrice, avocate, bûcheronne, candidate, électrice, employée, factrice, pharmacienne et postière.» […]
« Tout devrait être permis quand on entreprend d’ajuster la langue à l’idéologie, même la transgression des règles de l’accord» […] « Cette permissivité a entrepris de se trouver une caution historique qui se prévaut d'une tradition disparue. » […] « La féminisation, autrefois aisée, serait désormais empêchée par des blocages sociologiques bien davantage que par des contraintes linguistiques. Il suffirait ainsi de refaire à présent ce qui se pratiquait couramment hier […] « Le Moyen Âge a pratiqué la féminisation de certaines dénominations (inventeure, chirurgienne, commandante), le plus souvent par l’intermédiaire du suffixe -esse (mairesse, chanteresse, venderesse, abbesse, chanoinesse, diaconesse, papesse, prêtresse). »
« L'argument est surprenant, en conclut la Commission, car il postule que la créativité du vocabulaire est un signe de la libération des femmes et, par voie de conséquence, que la condition de ces dernières au Moyen Âge était plus enviable qu'aujourd'hui. »
Et voilà, une fois de plus, le Moyen Âge sur la sellette. La Commission ne pose pas la question de la condition des « chambrières, lavandières, lingères » au XIXe siècle quand le fantasme de la soubrette battait son plein. Etonnant, non ?  Versons au dossier des relations entre terminologie et condition de la femme au Moyen Âge la notification d’un acte transcrit le « jeudi apres la feste de Pentecoste, lan mil trois cent quarante » portant accord entre l'abbaye de Boquen et Jeanne, veuve de Pierre Flourie, de Sévignac, accusée de crimes, et pour ce arrêtée par la juridiction de Boquen et détenue dans les prisons de la même juridiction :
« Sachent tous, que comme par la cour de religieux homes et honestes labbe et couvent du moustier Nostre Dame de Bosquian du dioceze de Saint Brieuc, de Iordre de Cisteaux, fut prise, et arrestee, et detenue en prison Johanne degrepie Pierre Flourie, de la paroisse de Sevignac homesse et estagere de ceux religieux pour plusiours malefices et autres forfaits touchant arrest, dont laditte cour la poursuivait afin destre dedommagée sur les biens et herittages de celle Johanne jusqua lestimation de cent livres et deplus, que les domages desdits religieux de celle poursuitte se montoient endrez le. Et pourceque celle Johanne nestoit puissante de paier present laditte somme, et de lour faire dedommagement, a sçavoir est, que par nostre cour de Rennes en droit personnellement establie laditte Johanne, le hors mis, et delivrée de tout lour arrest et prison de son bon gre, et de sa pure volonté fist paix, et accordance o lesdits religieux en la manière qui en suit […] (J. Geslin de Bourgogne, Anciens évêchés de Bretagne, vol. 3, p. 301).


Sévignac: chapelle Saint-Cado.

A propos des domaines fonciers patiemment réunis tout au long du XIIIe siècle par l’abbaye de Boquen autour de sa grange de Saint-Cado en Sévignac, on pourra consulter l’étude d’André Dufief, Les Cisterciens en Bretagne, XIIe-XIIIe siècles, PUR, Rennes, 1997, .p. 176 et sq. Par contre, pour rester dans le sujet de cette note, contentons-nous ici d’éplucher le vocabulaire fleuri du document en consultant le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle de Frédéric Godefroy, Paris, 1881 ainsi que le portail du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRS).
« degrepie » est une forme dialectale, par métathèse, de « déguerpie » au sens de « veuve ». Dans ses Mémoires, François-René de Chateaubriant s’en fait encore l’écho : « Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune, que d'en être chassé par le temps ».
« estagere », est à prendre ici au sens d’« habitante domiciliée en un lieu ». La traduction française (XIIIe siècle) de l’Histoire de Guillaume de Tyr donne « avoit laissié l'estage de la cité », là où l’original latin porte « Illius dimissa habitatione ». Un acte de 1399 de l’abbaye de La Couture au Mans mentionne « les gens subgiz et estagiers desdiz religious ». 
« homesse » signifie « vassale » selon Godefroy qui ne cite d’ailleurs que ce document comme référence. Toutefois, il ajoute que le terme figure dans le Dictionarie of the French and English Tongues par Randle Cotgrave (1611), avec l’acception péjorative de « virago : a manly or stout woman » (autant dire « hommasse » !).

En fait, le suffixe -esse n’est plus productif aujourd’hui pour marquer le féminin. Il remonte au latin ecclésiastique -issa, afin de former surtout des noms de dignités : abbatissa (« abbesse »), diaconissa, (« diaconesse »), etc. On l'a étendu à des noms sans féminin étymologique comme comte, duc, prince : « comtesse », « duchesse », « princesse ». Cette terminaison implique que la femme porte le même titre que la personne de sexe masculin exerçant la même fonction : « chanoinesse », « dogaresse », « hôtesse », « papesse », « prophétesse », etc. Plus exceptionnellement, elle s’applique à l'épouse du titulaire de la fonction. Ainsi, le mot mairesse est attesté depuis le XIIe siècle, mais, jusqu’en 1990, il s’agit de la « femme du maire ». C’est à cette date seulement que les dictionnaires font rentrer l’acception de « femme-maire ». Une femme ministre se fait appeler « Madame le Ministre » (ou « Madame la Ministre », le nom étant « potentiellement » épicène). La ministresse, est l’« épouse de ministre » (ou la « femme d'un ministre protestant »). Toutefois, ce nom de ministresse  se relève déjà au Moyen Âge au sens de «servante» (vers 1380).
 Pour en revenir à « homesse », à toutes fins utiles, la Commission générale de terminologie rappelle, qu’ « homme » s'applique à tous les individus de l'espèce humaine. Il est vrai, cependant, que ce terme désigne à la fois l'ensemble des êtres humains, et les êtres de sexe masculin qui composent une partie de l'humanité L'expression « un homme sur deux est une femme » joue de cette ambiguïté (par ex. dans le présent texte, les « religieux homes et honestes »).
Si les substantifs désignant les fonctions occupées par les hommes depuis plus longtemps que les femmes sont en général au masculin en français (correspondant d’ailleurs le plus souvent à des officia, neutres en latin), c'est parce qu'ils visent non les individus qui les occupent, mais le rôle social de ceux-ci, indépendamment de leur sexe.
Il est même possible, comme le suggère le rapport de la Commission, que « la promotion féminine à ces fonctions a été facilitée par la grammaire française au moment même où elle était contrariée dans la réalité par des préjugés sociaux qui n'avaient rien de grammatical ». L’emploi du terme « homesse » dans cet acte du XIVe siècle pour indiquer le statut de « vassale » de la veuve de Pierre Flourie constituerait ainsi une savoureuse illustration de ce paradoxe.