dimanche 14 avril 2013

Saints bretons venus d’ailleurs (3).
Les « sept saints », les « sept dormants »
et le Tro Breizh.

« Bretagne, terre des saints ! ». La formule consacrée n’est pas un simple cliché. Ces saints « bretons » sont réputés venir d’outre Manche. Ils ne sont pas donnés pour des étrangers pour autant, puisque c’est une nouvelle « Bretagne » qu’ils transplantent sur le continent. Mutatis mutandis, il y aurait un rapport à établir entre les Pilgrims Fathers du XVIIe siècle américain et les membres du clergé franchissant le Channel pour encadrer leurs compatriotes lors des vagues successives de migrations aux Ve-VIIe siècles.
Ces saints ont laissé leur empreinte dans le patrimoine régional (toponymie, églises, chapelles, fontaines, statuaire, pardons, etc.). Mais certains d’entre eux  ̶  et non des moindres  ̶  ont parfois été confondus avec leurs homologues orientaux. C’est sans doute pourquoi ces derniers ont été adoptés par les fidèles, au point de bénéficier de pratiques de dévotions qui ne sont pas aussi spécifiquement bretonnes qu’on pourrait le penser et qui ont été réactivées au fil des siècles au gré de la conjoncture historique.
Un peu partout dans la Chrétienté, le nombre « sept » qui symbolise la perfection se trouve associé à plusieurs groupes de saints. En Bretagne, ces « sept saints » sont le plus souvent donnés comme les fondateurs des évêchés bretons. L’une des attestations les plus anciennes de ce culte des « sept saints » concerne saint Paterne de Vannes.  L’historicité du personnage ne fait aucun doute puisque l’on a conservé les Actes d’un concile qui a rassemblé à Vannes, vers 463, à l’occasion de son ordination épiscopale les prélats de la province ecclésiastique de Tours, héritière de la circonscription antique de IIIe Lyonnaise. Paradoxalement, ce document atteste donc que le nouvel évêque n’était pas de souche bretonne.
Toutefois ce gallo-romain, homonyme de saint Paterne (= saint Pair), évêque d’Avranches au siècle suivant, a ultérieurement été confondu avec saint Padarn, patron de Llanbadarn Fawr, en Cardigan (Ceredigion), au Pays de Galles. La Vie latine de ce dernier a été commandée par l’évêque Sulien de Mynyw (= Saint-David’s) à son fils Ieuan (= Jean), probablement à l’occasion du pèlerinage de Guillaume le Conquérant à Saint-David’s, en 1081. Cette puissante famille épiscopale, originaire de Llanbadarn, avait intérêt à défendre les positions de l’Eglise galloise, à la suite de la conquête de l’Angleterre, face aux prétentions de Lanfranc (†1089), promu archevêque de Cantorbéry. Aussi, cette composition de circonstance brasse-t-elle allègrement les légendes des trois saints personnages homonymes pour proclamer l’indépendance des fondations de saint Padarn. 
L’hagiographe fait de son héros un armoricain émigré en Bretagne insulaire pour fonder le monastère de Llanbadarn. De passage en Irlande, il aurait converti des rois de ce pays au christianisme. Au cours d'un pèlerinage en Terre Sainte, le patriarche de Jérusalem l’aurait consacré évêque. De retour en Armorique, le roi Caradoc lui confie l'évêché de Vannes. Le nouveau venu se lie d'amitié avec l’archevêque de Dol, saint Samson, avant d’être poussé par ses ouailles à se retirer en pays franc, où il décède un 15 avril. Cette date permettait de le confondre avec saint Paterne d’Avranches (dont la fête tombe le 16 avril), ce qui avait tout pour plaire à Guillaume le Conquérant. Dans le même esprit, Ieuan qui assimile son héros à saint Paterne de Vannes le compte explicitement au nombre des « sept saints évêques de Bretagne ».

Voilà donc un témoignage précoce du culte des « sept saints » en Bretagne. Les traditions du diocèse de Vannes qui mettent saint Paterne en relation avec le roi Arthur et Caradoc Vreichvras (« au gros bras », devenu Karadues Brie(f)bras : « au bras court », dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes) démarquent à leur tour la Vie du saint Padarn gallois. Son trajet de Petite en Grande Bretagne s’effectue en sens inverse de celui des titulaires des évêchés qui ont pignon sur la côte Nord de la péninsule. Mais l’objectif est le même. Dans ces conditions, la démarche des hagiographes médiévaux qui transposent outre-Manche les débuts de la carrière de saint Paterne et le mettent en relation avec saint Samson de Dol va à l’encontre des prétentions de la métropole de Tours. En effet, pendant plusieurs siècles, l’archevêché de Dol s’est efforcé, avec des succès mitigés, de rivaliser avec celui de Tours. Le pape Innocent III  a donné un coup d’arrêt à ces ambitions en 1199. Il faut attendre le second Empire, pour que, dans un tout autre contexte politique, l’évêque de Rennes, Dol et Saint-Malo se voie accorder, en 1859, la dignité archiépiscopale en tant que successeur des archevêques de Dol du Moyen Age. Rebondissement d’autant plus anachronique que jamais le diocèse de Rennes n’a dépendu de la métropole doloise, non plus d’ailleurs que celui de Nantes. A la différence de celui de Vannes, qui est pourtant comme eux une fondation gallo-romaine, ceux-ci ont toujours relevé de Tours.

Par contre, les sept saints évêques « fondateurs », Brieuc (Saint-Brieuc), Samson (Dol), Malo (Saint-Servan, puis Saint-Malo), Patern (Vannes), Corentin (Quimper), Paul Aurélien (Saint-Pol de Léon) Tugdual (Tréguier) sont énumérés dans cet ordre sur un manuscrit du XIIe siècle. Le fait qu’ils soient en outre ici numérotés en chiffres romains implique une progression géographique qui évoque le circuit du Tro Breizh. Cependant, ce pèlerinage est par ailleurs mal attesté dans les sources médiévales. Certes, il est incontestable que les cathédrales bretonnes attiraient des pèlerins. Il n’est pas douteux que certains fidèles associaient dans une même dévotion les titulaires de ces évêchés. Mais rien n’indique qu’il ait alors existé des pèlerinages collectifs, ni un itinéraire balisé que les érudits tâchent de reconstituer depuis le XIXe siècle. On peut donc souscrire à la remarque amusée de Jean-Christophe Cassard selon qui le Tro-Breizh, tel qu’il se développe actuellement sous forme de pieuse randonnée touristique, n’est guère « plus ancien que le Tour de France ». En tout cas, en Bretagne, le culte des « sept saints » ne s’est pas toujours systématiquement adressé à ces saints fondateurs. C’est probablement à la suite de la victoire (presque définitive) de Tours sur Dol à l’extrême fin du XIIe siècle que ceux-ci ont capté à leur bénéfice le culte qui était rendu, ici comme ailleurs, à divers groupes de saints. Ils se sont ainsi substitués, entre autres, aux sept saints d’Ephèse.
Née en Orient, la légende des « Sept Dormants » s’est précocement diffusée en Occident. La version initiale (Ve siècle) christianise un motif folklorique en rapportant comment, lors de la persécution de Dèce (v. 250), sept officiers chrétiens originaires d’Ephèse furent emmurés dans une caverne. Ils y restèrent en hibernation surnaturelle jusqu’en 448 et seraient alors providentiellement intervenus pour porter témoignage de la résurrection des corps dont le dogme était contesté. Le second concile d’Ephèse (le « brigandage » d’Ephèse, favorable aux thèses monophysistes) s’est ouvert précisément le 4 août 449, à l’occasion du premier anniversaire de la découverte des « Sept dormants ». Grégoire de Tours (VIe s.) et Paul Diacre (VIIIe s.) attestent déjà de l’importation de cette légende en Occident. Des reliques éphésiennes étaient parvenues à Marseille et à Rome dès le VIIIe siècle d’où elles furent diffusées dans la région de Trèves au Xe siècle. A Marmoutier, près de Tours, une crypte oratoire dédiée au IXe siècle à Notre-Dame vit se développer au XIIe siècle, sur le modèle de la légende éphésienne, une légende de « Sept Dormants », donnés ici comme apparentés à saint Martin. La Légende Dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle) consacre le succès, en Occident, du culte des Sept Dormants d’Ephèse.
Le Vieux-Marché: crypte-dolmen.

Divers indices attestent que celui-ci s’est implanté très tôt en Bretagne, d’autant que la péninsule, durant l’Antiquité tardive, était en relation avec le Proche Orient par voie maritime. Ce culte s’y est maintenu au Vieux-Marché en Plouaret (C-d’A. actuelles). Le site est caractéristique des lieux consacrés aux « Sept Dormants ». Sous un édifice du XVIIe siècle s’encastre la crypte-dolmen qui renferme les statues de sept saints encadrant la Vierge. A la fin du siècle dernier, deux d’entre elles ont été dérobées par les pilleurs d’églises. Les cinq autres avaient été victimes d’un enlèvement mal éclairci voici une trentaine d’années. Elles ont été par la suite restituées dans des circonstances rocambolesques. A cette occasion, trois d’entre elles ont été restaurées et toutes ont aujourd’hui regagné leur place au dessus de l’autel de la crypte. Celle-ci est associée à une fontaine sacrée d’où jaillissent « sept ruisselets par lesquels Dieu donne grâce ».
L’islamologue Louis Massignon proposait d’y reconnaître le « triangle septénaire […] par où l’eau destinée à Sétif sort d’une pierre verticale à Ra’s el-Mâ près de Guidjet », où se trouvent sept piliers, dédiés au Sept Dormants, érigés par l’insurrection fatimide de 902. En effet, la sourate 18 du Coran connaît les Sept Dormants sous le nom des « Alh al-Kahf » et dans tout le monde musulman des lieux de pèlerinage leurs sont dédiés. Depuis 1954, une cérémonie islamo-chrétienne s’est greffée sur le pardon breton traditionnel du Vieux-Marché où chrétiens et musulmans se retrouvent, par fidélité à l’idéal de « paix sereine » de Louis Massignon.
Ainsi par la valeur symbolique du chiffre sept, saints orientaux et saints fondateurs se confondent. La réactualisation du pèlerinage au Vieux-Marché comme le recyclage contemporain du Tro Breizh montrent l’impact que gardent les légendes, même lorsque les contextes événementiels dans lesquels elles sont apparues (débats théologiques byzantins d’une part ; querelle métropolitaine entre Dol et Tours, d’autre part) ont perdu toute leur acuité.
(extraits largement remaniés d'un chapitre commandé par un éditeur
à destination d'un "beau livre" collectif ...qui n'a jamais vu le jour).

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