vendredi 8 mars 2013

 « Il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire… » :
Maurice et la Bretagne.
Dans le Déclin de la Bretagne, Gildas reproche à l’'usurpateur Maxime (383-388) pas d'avoir privé la [Grande] Bretagne « […] de ses ressources militaires, de ses chefs, même s’ils étaient monstrueux et de son immense jeunesse qui avait suivi les traces de ce tyran dont je viens de parler et n'était jamais retournée chez elle »?
Les contingents Maures d’Armorique et l’usurpation de Maxime.
Par la suite, l’Historia Brittonum attribuée à Nennius (IXe siècle), l’Historia Regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth (1136), la Breudwyt Maxen (« Le Songe de Maxime », XIIIe siècle selon les dernières estimations) reprennent, chacune à leur façon, les grandes lignes de la légende de Macsen Wledig réputé dans les traditions galloises médiévales pour avoir privé la Bretagne de ses défenseurs et en même temps revendiqué comme ancêtre par plusieurs dynasties royales du Pays de Galles.
Les données historiques sont moins glorieuses que ces légendes développées aux XIIe-XIIIe siècles Maxime, un général espagnol à la tête de l'armée de Bretagne, se soulève en 383 contre l'empereur Gratien, franchit la Manche avec ses troupes et prend le pouvoir à Trèves. L’empereur Théodose (379-395), occupé en Orient, tolère durant quelques années (383-388) l'usurpation de son compatriote Maxime à condition que celui-ci se contente de la préfecture des Gaules (Bretagne, Gaule, Espagne). Mais lorsqu'en 388, Maxime s'en prend à l'Italie, il est défait et exécuté à Aquilée. Par contre, Théodose sut faire montre de clémence envers les partisans de son adversaire et les incorporer à son armée. L’année suivante, Drepanius Latinus Pacatus, le panégyriste du vainqueur, félicite celui-ci de ce que « […] les armées s’associent et ne font plus qu’une, et sous un même chef se réunissent les membres de l’Empire jadis ennemis. Les deux armées sont animées d’une joie égale ; l’une se réjouit de la tâche accomplie, l’autre du pardon obtenu, toutes deux de la victoire ». Une disposition du Code théodosien prescrit « que demeure toute donation publiée et introduite par des actes quelconques ». Les concessions en terres faites par l’usurpateur à ses hommes n’auraient donc pas été remises en cause. On aurait exécuté, pour l’exemple, quelques Maures de la cavalerie de Gratien passés dans la garde du corps de Maxime : « Une fois que l’on eut immolé comme des victimes expiatoires de la guerre un petit nombre d’ennemis Maures que Maxime, près de mourir, avait enfermés avec lui comme une garde infernale et deux ou trois lanistes attachés à ce gladiateur en délire, le pardon s’étendit à tous les autres et les accueillit comme sur un sein maternel ».
Sans en tirer de déductions prématurées, on peut déjà noter la présence de Maures aux côtés des Bretons plusieurs décennies avant que la Notitia Dignitatum (vers 428 ?), n’atteste du cantonnement des régiments de Mauri dans la péninsule. Certes, les recrues les plus douteuses furent sans doute affectées en Orient, en Afrique ou comme limitanei en Illyrie. Quelles que soit les modalités juridiques d’« incorporation à l’armée romaine » de ces gentiles (peut-être à distinguer des fédérés et des déditices), il est plausible que le reste des troupes bretonnes soit demeuré sur le continent, sinon en Armorique. Bien sûr, on ne peut demander à la Notitia Dignitatum confirmation de l’origine bretonne des Martenses cantonnés à Alet, des Superventores à Nantes (Mannatias ?), des Mauri Osismiaci à Brest (Osismis ?), des Mauri Beneti à Vannes. Mais le stationnement de contingents « Maures » chez les Osismes et les Vénètes ne l’infirme pas non plus, puisque le recrutement de ces troupes qui devaient d’abord en effet provenir d’Afrique a très bien pu se diversifier par la suite, au même titre que les régiments de zouaves ou de spahis à l’époque contemporaine.

Maximien, Maurice et la légion thébaine.
La présence de ces Maures dans la péninsule devrait en effet attirer l’attention en direction des martyrs d’Agaune (Valais - CH). Selon Isidore de Séville, les Maures tirent leur nom du grec μαΰρος (« noir »). Le cognomen Mauricius dérive évidemment de cet ethnonyme. La signification de ce nom était toujours perçue par les contemporains, comme on peut le déduire du fait qu’il ait été attribué à saint Maurice, martyrisé à la tête de la légion thébaine sous Maximien et Dioclétien. Or, le texte primitif de l’Historia Brittonum nomme systématiquement Maximianus l’usurpateur Magnus Clemens Maximus (383-388). C’est pourquoi il est permis de se demander si le pseudo-Nennius n’a pas commis une confusion (intentionnelle ou non) entre Maxime et l’empereur Marcus Aurelius Valerius Maximianus (286-305), c'est-à-dire Maximien chargé, depuis 286, par Dioclétien du gouvernement d’Occident. Selon de la Passio de saint Maurice composée par Eucher de Lyon, c’est à l’occasion de la persécution générale contre les chrétiens ordonnée par Dioclétien en 303 que la légion thébaine sous les ordres de son « primicier » Maurice  fut appelée d’Orient en renfort auprès de Maximien. Alors que ce dernier « fatigué de la route, s’était arrêté près d’Octodure » (Martigny, Valais, CH), voilà qu’il apprend que, « rendant à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César », les légionnaires chrétiens stationnés à Agaune, refusent de persécuter leurs coreligionnaires et de sacrifier aux idoles. L’empereur fait donc décimer « cette légion vraiment angélique » jusqu’à ce que tous ses soldats aient subi le martyre.
Aux yeux de plusieurs critiques, la valeur historique de cette source doit être relativisée. D’une part, lors de la persécution de 303, ce n’est plus Maximien qui avait en charge la Gaule et la Bretagne mais Constance Chlore, promu César en 293. D’autre part, il est douteux que l’administration romaine ait envisagé de dégarnir l’Egypte d’une de ses légions alors que Dioclétien venait d’y réprimer en 298 une révolte fiscale généralisée. Une version anonyme de cette Passio ̶ dont il est à présent établi qu’elle est antérieure à sa réécriture par l’évêque de Lyon du Ve siècle ̶ qui ne comporte pas de pareilles incohérences donne sans doute la clé de l’affaire. Il n’est pas question ici de pourchasser les chrétiens pour les persécuter. Si la légion s’avance jusqu’à Agaune sans s’arrêter à Octodure, c’est qu’elle se refuse à sacrifier aux idoles comme l’a ordonné Maximien et qu’elle espère que « les douze milles la séparant d’Octodure lui éviteront la nécessité de commettre un sacrilège ». En outre, en accord avec l’historien chrétien Orose, ce texte date logiquement le martyre de saint Maurice et de ses compagnons d’armes du temps de la répression par Maximien des Bagaudes qui s’agitaient dans toute la Gaule dans les années 285-286.
Ce sont en effet les premiers succès remportés par Maximien, avec la participation de Carausius, originaire du pays des Ménapes (Flandre actuelle), sur ces soulèvements paysans contre l’impôt et les fermages qui déterminent les carrières ultérieures de ces deux militaires. Le Bréviaire d’Eutrope (rédigé entre 367 et 378 et qu’Orose a utilisé en 417) paraît s’inspirer d’une Histoire impériale (perdue) remontant au IVe siècle. Il retrace ainsi laconiquement les grandes lignes des événements : « Bientôt des paysans sous le nom de Bagaudes, qu’ils donnaient à leur parti, soulevèrent la Gaule, avec leurs chefs, Amandus et Elianus ; Dioclétien envoya pour les soumettre le César Maximilien Hercule qui défit ces campagnards dans de légers combats et rétablit la paix dans la Gaule. A cette époque, Carausius, qui, malgré l’extrême obscurité de sa naissance, s’était élevé aux premiers grades et à la plus haute renommée militaire, reçut, à Boulogne, la mission de pacifier, sur le littoral de la Belgique et de l’Armorique, la mer qu’infestaient les Francs et les Saxons ».
En 287, soupçonnant Maximien de vouloir l’éliminer, « il prit la pourpre et envahit les Bretagnes » où il parvint à se maintenir au pouvoir jusqu’à son assassinat par Allectus qui lui succéda avant que Constance Chlore ne vienne à bout de la sécession (296). Le terme Bagaudae, d'origine celtique, signifie probablement « guerriers », « rebelles ». Il apparaît pour la première fois dans la seconde moitié du IVe siècle chez l’historien latin Aurelius Victor qui dit l’emprunter aux indigènes (incolae) pour l’appliquer à l’insurrection paysanne (qui éclate entre Seine et Loire, en 285, dans un contexte de crise économique et sociale. Faute de documentation précise, on doit en rester au stade de l’hypothèse pour interpréter également ce mouvement comme un phénomène périphérique de sous-romanisation touchant non seulement l’Armorique, mais les zones montagneuses déprimées démographiquement des Pyrénées et des Alpes.
Dès lors, la réaction de Maurice et de ses légionnaires africains face aux populations helvétiques que Maximien les aurait chargés de réprimer ne préfigurerait-elle pas avec plus d’un siècle d’avance, l’attitude des troupes bretonnes rescapées des expéditions de Maxime et de Constantin III (407-411) alors que les Bagaudes se rallument sporadiquement, à trois reprises au moins, sur « les rivages d'Armorique » durant la première moitié du Ve siècle ? Ces Bretons (établis depuis assez longtemps chez les Armoricains pour prendre leur parti) ne seraient-ils pas les éléments militaires entraînés à la romaine dont quelques contemporains dénoncent la participation à ces insurrections aux côtés des paysans révoltés. Contingents maures et bretons se sont probablement côtoyés à plusieurs occasions dans l’armée impériale sur l’ensemble du territoire de la Gaule pendant les derniers siècles de l’Antiquité. Dans cette perspective, le flou anachronique entre la figure historico-légendaire de Maxime et la mémoire de l’empereur Maximien,entretenu par ces traditions légendaires délicates à interpréter pourrait prendre tout son relief.
 

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